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Interview Euractiv : « L’opacité est le poison de l’Union européenne »

Actualité 22 novembre 2023

ENTRETIEN. Manon Aubry, tête de liste La France insoumise (LFI) pour les élections européennes de 2024, tire pour Euractiv France le bilan de la mandature européenne actuelle (2019-2024) et ses souhaits pour celle à venir (2024-2029). Selon l’élue, l’UE doit rompre avec les dogmes libéraux, favoriser le protectionnisme européen et démocratiser les processus avant d’imaginer son élargissement et une place sur la scène géopolitique internationale.

Euractiv France. Que retenez-vous de votre premier mandat parlementaire européen  ?

Manon Aubry. Depuis cinq ans, l’accumulation des crises sanitaire, énergétique, économique, climatique, géopolitique ont fait vaciller les dogmes de l’UE.

Sous pression, la Commission européenne a été obligée de parler de protectionnisme, de souveraineté, de réindustrialisation, de planification ou de suspension des règles budgétaires.

La réalité nous a donc donné raison : l’austérité, le tout-marché et le libre-échange amènent le chaos.

Est-ce selon vous une remise en question définitive  ?

Nous ne sommes pas dupes. L’UE est à la croisée des chemins et nous voyons déjà les prémisses d’un violent retour de bâton avec le renforcement des règles d’austérité budgétaire, l’accélération de la signature d’accords de libre-échange et la fin du Green deal européen.

Notre groupe et nos idées ont gagné une bataille culturelle, mais pas encore la bataille politique.

Vous mentionnez la « fin du Green deal ». C’est-à-dire  ?

D’abord, l’objectif initialement fixé de réduire les émissions de carbone de l’économie européenne de 55 % entre 1990 et 2030 est insuffisant pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris — il faudrait réduire de 65 % nos émissions pour être dans les clous.

Ensuite, les législations annoncées ne permettront pas d’atteindre les objectifs fixés, beaucoup sont moins ambitieuses que prévu, certaines sont en retard quand d’autres ont été abandonnées sous la pression de la droite et de l’extrême-droite.

Ne reconnaissez-vous pas un effort inédit de la part de l’UE pour lutter contre le réchauffement climatique  ?

Toute avancée est bonne à prendre, mais il y a une incohérence structurelle. On ne peut pas prendre à bras-le-corps la question climatique sans remettre en cause les dogmes économiques actuels.

Que préconisez-vous pour le prochain mandat parlementaire et commissionnaire  ?

De rompre avec le libre-échange, l’austérité et le tout-marché  pour imposer le protectionnisme, la solidarité et les biens communs.

C’est le triptyque que je porterai pour les Européennes de 2024.

Sur le volet protectionnisme, il faut un grand plan de réindustrialisation contre les concurrences déloyales et notre dépendance au reste du monde. Pour cela, nous devons d’abord évaluer l’ensemble de nos besoins pour ensuite relancer ou construire le tissu industriel nécessaire pour y répondre.

Une telle relance de l’industrie coûterait plusieurs dizaines de milliards d’euros. Comment la financer  ?

Nous avons besoin de nouvelles ressources propres que nous pourrions financer par plusieurs leviers comme un impôt sur la fortune européen, qui dégagerait plus de 200 milliards d’euros par an, et une taxe européenne sur les superprofits dans tous les secteurs.

Ces éléments permettraient de financer un grand plan d’investissement européen débarrassé des conditionnalités austéritaires pour les États membres du précédent plan de relance commun

Il faut également retrouver la maîtrise du levier monétaire : la Banque centrale européenne (BCE) doit pouvoir prêter directement aux États membres.

Vu ces propositions, La France insoumise semble avoir opéré un revirement par rapport à ses propositions davantage eurosceptiques d’il y a quelques années.

Les catégories « europhile » et « eurosceptique » sont infondées et favorisent le macronisme. Je me définis plutôt comme « euro-réaliste ».

Autrement dit, l’UE est une somme de rapports de forces qu’il faut assumer pour construire une Europe plus sociale, plus écologique et plus démocratique.

C’est d’ailleurs à ces fins que la désobéissance est incluse dans le volet européen du programme commun de la NUPES [alliance des gauches françaises, NDLR].

En outre, je rappelle que tout le monde désobéit, Emmanuel Macron y compris, quand la France n’atteint pas ses objectifs en matière d’énergies renouvelables par exemple.

Une « Europe plus démocratique », qu’est-ce que cela signifie  ?

Au début de mon mandat, j’ai été frappée par l’opacité totale du fonctionnement de l’UE où toutes les négociations se déroulent à huis clos.

Cette opacité est un véritable poison dont les lobbys profitent pour faire la loi. Sachez, par exemple, que pour chaque député européen, il y a 52 lobbyistes  !

Au sein des institutions européennes, le fric a trop longtemps primé sur l’éthique. Selon moi, la transparence est la mère de toutes les batailles.

Y a-t-il des règles à changer  ?

Évidemment  ! Il faut, entre autres, absolument interdire les rémunérations annexes des parlementaires au cours de leur mandat.

Certains eurodéputés peuvent gagner plusieurs milliers d’euros par mois grâce à des entreprises privées. C’est un scandale ! Comment voulez-vous croire, en ce cas, qu’ils rendent des comptes à leurs électeurs plutôt qu’aux entreprises qui les paient  ?

J’ai le sentiment que tout le monde à Bruxelles s’est habitué à ce fonctionnement opaque, mais pas moi  ! Si nous n’améliorons pas la transparence, nous ne changerons pas cette image du « tous pourris » qui pèse sur la politique européenne.

Outre ces mesures, une réforme institutionnelle de l’UE et de ses traités est-elle nécessaire  ?

La réforme institutionnelle est un vieux serpent de mer. En réalité, il faut tout repenser, renforcer les pouvoirs du Parlement européen ou encore supprimer l’unanimité en matière fiscale. Comment voulez-vous lutter contre l’évasion fiscale quand certains États membres sont des paradis fiscaux et disposent d’un pouvoir de blocage  ?

Seriez-vous également favorable à la fin de la règle de l’unanimité en politique étrangère  ?

Non, cela n’a pas de sens. Ce domaine relève de la souveraineté des États membres et si l’on prend exemple sur l’extrême division des positions sur la résolution de l’ONU en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza, une position commune est impraticable.

Une voix européenne unique est donc impossible sur les sujets géopolitiques  ?

En l’état, nous n’y arriverons pas et pour le moment, ce n’est pas acceptable que la Commission européenne s’approprie des compétences ou prenne des positions indépendantes des États membres.

Les positions unilatérales de certains commissaires sur la suspension de l’aide humanitaire aux Palestiniens ou le soutien inconditionnel d’Ursula von der Leyen [présidente de la Commission européenne] envers Benjamin Netanyahou [Premier ministre israélien] ont été des fautes politiques majeures.

Pour moi, la priorité est que l’UE sorte de ses dépendances extérieures, qu’elle refuse de s’aligner sur les grandes puissances et se fasse l’avocate du droit et des institutions internationales — nous en sommes loin.

Pour être plus forte et plus indépendante, l’UE doit-elle s’élargir  ?

La condition que nous posons à tout élargissement est l’harmonisation des normes sociales, fiscales et environnementales. Sauf qu’actuellement, le salaire minimum en Moldavie, par exemple, est d’un peu plus de 200 euros par mois. Il s’agirait donc d’une concurrence déloyale.

Donc vous ne soutiendrez pas l’entrée dans l’UE de l’Ukraine ou de la Moldavie par exemple  ?

En l’état, non. Et plutôt que de faire de fausses promesses d’adhésion intenables aux pays candidats, renforçons les coopérations avec les voisins de l’UE.

La prochaine mandature devra-t-elle maintenir le soutien militaire à l’Ukraine  ?

Oui, nous devons maintenir l’aide militaire, financière et humanitaire à l’Ukraine, comme notre groupe l’a toujours soutenu.

Je souhaiterais, d’ailleurs, qu’il n’y ait pas deux poids deux mesures et que nous manifestions, aujourd’hui, la même solidarité vis-à-vis du peuple palestinien.

Quand l’UE adopte, à raison, 11 paquets de sanctions contre la Russie, les libéraux, la droite et l’extrême-droite refusent d’appeler à un cessez-le-feu à Gaza.

De facto, l’UE continue donc de donner un blanc-seing à M. Netanyahou pour continuer ses crimes de guerre.

Craignez-vous que les polémiques ayant fait suite aux dernières prises de position sur le conflit proche-oriental du leader historique de LFI, Jean-Luc Mélenchon, aient des conséquences négatives sur votre campagne  ?

Beaucoup de caricatures ont été tirées sur nos positions, je veux donc les rappeler avec clarté : nous avons immédiatement condamné les attaques abjectes du Hamas contre des civils israéliens.

Sur la marche du 12 novembre, nous assumons le fait de dire que l’on ne lutte pas contre l’antisémitisme avec des antisémites comme les membres du Rassemblement national et de Reconquête !. Nous refusons ce dangereux exercice d’amnésie collective.

Nous vivons là un moment de bascule dans la banalisation de l’extrême-droite et la diabolisation de la gauche en France. Cela s’inscrit dans une tendance globale en Europe, avec une extrême-droite au pouvoir en Italie, en Scandinavie ou encore en Hongrie.

Dans ce contexte, êtes-vous confiante sur le fait d’avoir une majorité de gauche au Parlement européen  après les élections de juin ?

Il y a un bloc réactionnaire en cours de formation entre la droite [Parti populaire européen — PPE], l’extrême-droite [Identité et démocratie (ID) et Conservateurs et réformistes européens (ECR)] et une partie des libéraux [Renew].

Nous avons donc besoin d’un bloc progressiste afin de peser, mais faut-il encore que les socialistes [groupe des Socialistes et démocrates — S&D] rompent leur alliance historique avec la droite.

En ce qui nous concerne, jamais nous ne soutiendrons les compromissions de nos valeurs et de notre projet. À LFI et La Gauche, nous sortons de ce mandat avec un bilan : défense des travailleurs des plateformes, fin de l’impunité juridique des multinationales, combat pour sortir l’énergie des marchés, etc.

Nous continuerons de porter la voix de ceux que l’on entend trop peu au sein des institutions européennes souvent déconnectées de la réalité.

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