L’Union européenne sur le point de céder aux lobbys dans la lutte contre l’impunité des multinationales
Mais que se passe-t-il à la Commission européenne depuis 8 mois ? La proposition d’une directive pour rendre les multinationales responsables pour les violations des droits humains commises dans leurs chaînes d’approvisionnement a été repoussée plusieurs fois. En toute opacité et sans explications.
La Commission qui devait présenter son projet de “devoir de vigilance” européen en juin 2021 ne le dévoilera finalement que le 23 février 2022 et semble avoir perdu son ambition en chemin.
Pourtant les eurodéputés avaient bien mâché le travail de la Commission dès mars 2021 avec l’adoption au Parlement européen d’une proposition de directive “clé en main” contre les dégâts sociaux et environnementaux des multinationales. Mais depuis, c’est un autre acteur européen qui s’est érigé en co-législateur, illégitime mais puissant pour freiner des quatre fers : les lobbys.
L’enjeu pour les multinationales est colossal. À ce jour, nombre d’entre elles tirent des profits délirants de l’exploitation criminelle des travailleurs et de l’environnement par leurs filiales, leurs sous-traitants et leurs fournisseurs, souvent hors d’Europe. Les violations des droits humains sont l’intolérable corollaire du modèle économique de certains secteurs industriels notamment textile, minier et pétrolier. Or les profits remontent les chaînes d’approvisionnement jusqu’aux sièges sociaux et aux actionnaires, mais pas la responsabilité pour les crimes commis. À travers le monde, des millions de victimes des multinationales sont ainsi privées de justice.
Nous proposions justement de tenir les entreprises juridiquement responsables de ces crimes. Orpéa et Korian doivent être condamnés pour la maltraitance systématique des pensionnaires dans leurs EHPAD. Total doit être tenu responsable du désastre environnemental et de l’expropriation de dizaines de milliers de personnes causés par son projet pétrolier en Ouganda. Nike, Uniqlo, H&M et tous les autres doivent répondre de leur recours au travail forcé des milliers de Ouïghours enfermés dans les camps en Chine. Pour cela, nous avons besoin d’un devoir de vigilance européen ambitieux.
Mais les lobbys se sont activés en coulisses pour saboter notre proposition. Le MEDEF, l’Afep (représentant des grandes entreprises), DigitalEurope (Apple, Amazon, Bayer, Samsung), EuropeanIssuers (Total, BNP, Unilever) et bien sûr BusinessEurope (la fédération patronale européenne aux plus de 4 millions d’euros de dépenses annuelles en lobbying) ont tout fait pour tuer le projet dans l’œuf.
Et les efforts redoublés des représentants des entreprises auprès de la Commission semblent sur le point de porter leurs fruits. Une pièce en plusieurs actes mise en scène par les lobbys et qui, au-delà de la question du devoir de vigilance, interroge le fonctionnement même des institutions européennes.
En mai 2021, sous la pression des associations patronales, la Commission européenne a imposé le Commissaire français Thierry Breton, ancien PDG de la multinationale ATOS réputé pour ses positions pro-business, comme copilote du dossier. Dans le même temps, les lobbys ont harcelé et obtenu de l’obscur Comité d’examen de la réglementation de la Commission européenne qu’il rejette l’étude d’impact du projet avec des arguments vagues et très favorables aux entreprises.
Les rendez-vous des lobbys avec les équipes des commissaires et les lettres au Comité d’examen de la réglementation se sont alors multipliés. Fin 2021, le Comité rend une deuxième opinion défavorable dont la Confédération de l’industrie danoise s’est chaudement félicitée par la voix de son président : « Il est vraiment bon de voir que les efforts acharnés que nous et d’autres avons déployés pour informer [le Comité] et l’influencer semblent porter leurs fruits ». La manœuvre est assumée. Et elle fonctionne.
Aux côtés du Parlement européen et du Conseil, les lobbys semblent ainsi s’ériger en un troisième co-législateur. Une autre institution européenne, forte de plus de 35 000 employés, dont la source du pouvoir n’est pas l’élection par le peuple mais la fortune et les réseaux d’influence accaparés par les multinationales. Une quasi-autorité, capable de retarder un projet législatif, de choisir le Commissaire en charge et, in fine, d’en modifier le contenu.
Car la Commission européenne a largement revu à la baisse son ambition. Le nombre d’entreprises couvertes par la directive aurait considérablement diminué. Pire, la Commission envisagerait d’accéder à une demande historique des lobbys : faire reposer le “devoir de vigilance” sur l’utilisation par les entreprises de « clauses contractuelles génériques » pour demander à leurs fournisseurs de respecter les droits humains et l’environnement. En pratique, cela limiterait la responsabilité des entreprises à leurs co-contractants, et donc au premier rang de fournisseurs. Or le plus souvent, les violations des droits humains ont lieu plusieurs rangs plus loin dans la chaîne d’approvisionnement. C’est donc la meilleure manière pour les géants comme Total ou Amazon de passer à travers les mailles du filet en intercalant un fournisseur « propre » au premier rang de leur chaîne d’approvisionnement. Enfin, qui imagine sérieusement que des entreprises qui profitent massivement des violations des droits humains de leurs fournisseurs iraient actionner contre eux des clauses contractuelles ?
Plutôt que de créer une responsabilité nouvelle, un tel texte risque de laisser des millions de victimes sans recours. La Commission européenne doit respecter les propositions des élus du Parlement européen plutôt que de céder aux sirènes des lobbys. Elle doit entendre les plus de 80% des citoyens européens qui exigent des lois strictes contre l’impunité des multinationales au lieu de reprendre à son compte les arguments du MEDEF. La présidence française du Conseil de l’Union européenne doit enfin sortir de son silence et défendre un devoir de vigilance européen à la hauteur des enjeux sociaux et environnementaux. Pour que les multinationales ne soient plus au-dessus des lois.
Tribune publiée dans Euractiv.