« Le Parlement européen reste sous l’influence scandaleuse des lobbies »
Plus d’un an après le Qatargate, aucune mesure radicale n’a été prise pour éviter que ce scandale, qui a ébranlé les institutions européennes, ne se reproduise, estime Manon Aubry, dans une interview à Challenges. La députée européenne compte faire de ce sujet un thème central de sa campagne en tant que tête de liste de la France Insoumise aux élections européennes du 9 juin prochain.
Elle cogne. Face au scandale du Qatargate, Manon Aubry sort l’artillerie lourde : « Les lobbyistes et les corrompus sont comme les vampires, ils détestent la lumière. Alors je continuerai de me battre. » Un peu plus d’un an après les révélations sur la corruption au Parlement européen, elle dénonce une grande indifférence, qu’elle vit dans son propre camp politique, où elle admet qu’il est très difficile de mobiliser sur ce sujet. Cette ancienne de l’ONG Oxfam a multiplié les propositions pour durcir le dispositif de contrôle. En vain.
Challenges - Près d’un an après le Qatargate, le Parlement européen a-t-il durci son dispositif pour lutter contre la corruption ?
Manon Aubry - Pas du tout. Les changements sont cosmétiques. Alors qu’il s’agit du plus grand scandale de l’histoire des institutions européennes. Il aurait dû provoquer un électrochoc qui n’a pas eu lieu. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, a abandonné sa promesse de créer une autorité éthique indépendante, pour contrôler les pratiques de toutes les institutions européennes. Au Parlement, la culture de l’opacité est plus forte que jamais, avec toutes les décisions prises à huis clos, à l’abri des regards des citoyens ou des journalistes.
Avez-vous constaté concrètement l’influence des lobbys lors de votre mandat ?
Absolument. Ce sont à la fois les lobbys des multinationales et les ingérences étrangères. Je l’ai notamment constaté avec le Qatar, lorsque nous avons discuté de notre projet de résolution dénonçant les atteintes aux droits humains dans les chantiers de construction des stades pour le Mondial 2022. De nombreux députés ont relayé la parole du Qatar qui contestait, malgré les rapports accablants des ONG.
J’avais parfois l’impression d’avoir l’ambassade du Qatar autour de la table. J’avais d’ailleurs lancé à l’alerte à travers une vidéo coup de gueule pour dénoncer l’influence scandaleuse de ce pays sur les députés européens. C’était deux semaines avant que le scandale du Qatargate n’explose…
Une part importante des députés européens ont une activité dans le privé et perçoivent des rémunérations annexes. Est-ce un problème ?
C’est inacceptable. Un quart des députés sont dans cette situation, avec des rémunérations qui peuvent atteindre des centaines de milliers d’euros par an. Si vous percevez une rémunération d’une entreprise, parfois largement plus importante que celle de votre mandat de député, à qui allez-vous rendre des comptes : aux citoyens ou à l’entreprise qui vous paye ? C’est le cœur du problème. Il n’y a quasiment aucune interdiction d’exercer en parallèle de son mandat, y compris dans les secteurs sensibles. J’ai déposé un amendement pour interdire ces rémunérations annexes. Mais les macronistes, la droite et l’extrême droite l’ont rejeté main dans la main.
De nombreux députés européens sont invités à des voyages financés par des entreprises ou des Etats. Faut-il les accepter ?
Non, il faut les interdire. Avec notre indemnité, nous avons les moyens de financer les déplacements nécessaires à l’exercice de notre mandat. Il n’est pas normal que des lobbys les financent.
Comment jugez-vous les règles régissant les allers-retours entre les institutions européennes et le privé ?
Totalement insuffisantes. La Commission européenne impose un délai de 24 mois à ses fonctionnaires qui souhaitent aller dans des secteurs liés à leur activité. Un délai qui n’est pas toujours respecté comme l’a montré l’affaire Nelly Kroes, l’ex-Commissaire Européenne au numérique, partie chez Uber. Au Parlement, cette période de carence est de seulement 6 mois. Il faut l’augmenter massivement mais là aussi tous les autres groupes politiques ont refusé mon amendement.
Pourtant, les lobbys sont soumis à des règles strictes de transparence, en ayant l’obligation de se déclarer…
C’est l’un des rares points positifs. Les lobbys qui traitent avec le Parlement et la Commission Européenne ont l’obligation de se déclarer sur un registre commun, qui en répertorie plus de 12 000. En réalité, il y aurait 51 000, soit 71 par député. Ce qui révèle leur puissance à Bruxelles.
Comment expliquer l’inertie que vous dénoncez ?
Les institutions européennes se sont toujours construites sur l’opacité et tout le monde semble s’être habitué à ce mode de fonctionnement. Souvent, on me dit « ça s’est toujours fait comme cela ». Cela me met hors de moi et me pousse à continuer le combat. Les lobbyistes et les corrompus sont comme les vampires, ils détestent la lumière. Alors je continuerai de me battre pour braquer un énorme coup de projecteur sur ces pratiques et j’en ferai un des thèmes prioritaires de la campagne pour les européennes.