COMMENT GAGNER CONTRE LES LOBBIES : RECIT D’UNE VICTOIRE HISTORIQUE CONTRE L’IMPUNITE DES MULTINATIONALES
Il y a des combats au long cours. Celui-là en fera assurément partie. Il y a un peu plus de 4 ans, quand je me décidais à accepter la proposition de la France Insoumise d’être tête de liste aux élections européennes, c’était avec un combat majeur en tête. Celui de mettre un stop à l’impunité des multinationales. Que ce soit en matière de violations des droits humains, de saccage à l’environnement ou d’évasion fiscale, les très grandes entreprises se placent très souvent au-dessus des lois. Plus puissantes que des Etats, elles font du profit sur nos vies et n’ont jamais à rendre de comptes.
Alors quand j’ai été élue il y a 4 ans, je me suis promis de tout faire pour faire adopter un devoir de vigilance des multinationales. Le principe est simple : tenir responsables devant des tribunaux les multinationales qui violent les droits humains et saccagent la nature, une vraie révolution juridique. Ce combat, je l’ai mené pour les plus de 100 000 personnes déplacées par Total en Ouganda et Tanzanie pour un projet délirant d’extraction de pétrole en plein parc national. Je l’ai mené pour les 6 500 ouvriers morts sur les chantiers de la coupe du monde au Qatar. Pour les Ouïghours exploités de force en Chine pour produire les vêtements de Nike ou Shein. Pour les 1 135 ouvriers morts dans l’usine du Rana Plaza au milieu étiquettes de Carrefour, d’Auchan ou H&M.
Pour qu’enfin toutes ces victimes puissent avoir accès à la justice. Et que les entreprises ne fassent plus du profit sur l’exploitation des humains et de la nature.
Mais le chemin parcouru a été long et semé d’embûches. Il a fallu d’abord obtenir un rapport d’initiative au Parlement européen, forçant ensuite la commission européenne à faire une proposition législative. Des dizaines d’heures de négociations plus tard, parfois jusqu’au bout de la nuit, nous obtenions enfin un texte ambitieux. Mais c’était sans compter la mobilisation des lobbies, qui ne désarment jamais quand il s’agit de protéger le business modèle des grandes multinationales.
S’en suit alors les activités de lobbying parmi les plus importantes que j’ai pu voir durant mon mandat (et il y a de la compétition !). Du député négociateur de la droite Axel Voss payé jusque 5000€ par mois par un cabinet d’avocat spécialisé sur le devoir de vigilance et qui a bien entendu copié-collé des amendements de l’industrie chimique allemande pour amoindrir le texte (pourquoi s’embêter ?). Jusqu’au président de la droite allemande, Friedrich Merz, qui mène l’offensive depuis Berlin en cherchant notamment à exclure toute responsabilité pour le secteur financier. Or il est… l’ancien PDG de Blackrock.
Mais la palme du conflit d’intérêt revient certainement à une autre députée de droite Angelika Niebler, qui a soudainement apparu dans le jeu parlementaire juste au moment du vote pour déposer les pires amendements vidant le texte de son contenu et de sa portée. Mais, elle n’est pas n’importe qui… A y regarder de plus près, Angelika Niebler est payée en tout jusque 5 000 par mois (c’est vrai que député européen, ça ne paie pas très bien… ) par une entreprises allemande (TUV-SUD) actuellement devant les tribunaux pour son rôle dans l’effondrement d’un barrage au Brésil qui a fait 270 morts. Et comme elle avait certainement besoin d’arrondir ses fins de mois (pour ceux qui se demandent, je ne travaille pour aucune entreprise et je reverse même une partie de mon salaire
), elle travaille également pour un cabinet d’avocats Gibson, spécialisé dans la défense de multinationales criminelles comme Chevron qui a massivement pollué en Equateur, ou Dole mis en cause pour intoxication de travailleurs de plantations de bananes au Nicaragua.
Des cas d’école de conflits d’intérêts. Qui bien sûr sont autorisés par le Parlement européen. Vous comprenez l’importance du combat que je mène également depuis le début de mon mandat pour interdire les rémunérations annexes et faire le ménage au parlement européen. Pour qu’enfin, l’éthique prime sur le fric.
Les lobbies auront tout essayé pour amoindrir ou faire tomber notre texte sur le devoir de vigilance. Jusqu’à mentir éhontément, prétendant par exemple que les PME seraient concernées par le texte alors que seules les grandes entreprises le seront. Bref, tout est bon pour du profit.
Mais nous avons tenus bons. Grâce à un front commun de la gauche. Grâce à vous, qui m’avez soutenue sans relâche pendant tout ce combat et relayant mes alertes. Grâce à notre travail acharné pour renforcer le texte et je veux saluer ici le travail de toute mon équipe qui m’a accompagnée dessus, notamment Adrien qui n’a pas compté ses heures pour détecter les moindres failles juridiques. Grâce à notre mobilisation pour détecter et dénoncer leurs magouilles. Certains de leurs amendements catastrophiques n’ont pas été adoptés à une voix près. La démonstration que chaque voix compte.
Notons au passage que certains députés du groupe de Renew présidé par Stéphane Séjourné ont joint leurs voix à la droite et à l’extrême-droite contre ce texte. Jordan Bardella et Marine le Pen n’arrêtent pas de dénoncer la « mondialisation sauvage » mais lorsque l’occasion se présente de réguler les multinationales, ils sont du côté des patrons et des ultra-libéraux. Quant aux macronistes, c’est comme à leur habitude les rois du « en même temps ». Un double-jeu qui les amène officiellement à soutenir le texte… mais en coulisses à essayer de le torpiller pour exclure les banques du champ d’application. Macron président des riches et de la finance, encore et toujours.
Mais au terme de ce bras de fer parfois inégal, nous parvenons à l’emporter. Les amendements sont défaits et le texte finalement adopté. Il faudra encore que le texte soit adopté par le Conseil (réunissant les Etats membres) et la Commission européenne et j’aurai sûrement encore besoin de votre mobilisation. Mais l’histoire est en train de s’écrire : les multinationales ne pourront bientôt plus se comporter en cow-boy dans le far-west de la mondialisation et devront rendre des comptes devant les tribunaux lorsqu’elles exploitent les gens et la nature pour leurs giga-profits. Une victoire comme on en compte (trop) peu au Parlement européen.
Je repense à ce moment il y a plus de 4 ans, où j’hésitais à dire oui à la proposition de la France insoumise de prendre la tête de liste aux européennes et à m’engager en politique. Je repense à ce combat que je menais déjà pour Oxfam et aux cours que j’enseignais sur le sujet où je disais à mes étudiants que la perspective d’une directive européenne sur le devoir de vigilance était probablement bien lointaine. Je repense à toutes ces discussions que j’ai eues avec mes amis, activistes eux-aussi, qui parfois doutaient comme moi de l’utilité de quitter le monde des ONG pour entrer dans l’arène parfois violente de la politique.
Et bien c’est pour ces victoires-là que je n’ai aucun regret. Et je serai ravie de revenir devant mes étudiants en droit pour leur dire que les crimes des multinationales dans leur chaîne d’approvisionnement ne seront plus impunis. Une victoire qui démontre que parfois, le pouvoir des gens, peut l’emporter sur celui de l’argent.
De quoi nous donner du baume au cœur pour la semaine de mobilisation sociale contre la réforme des retraites qui nous attend !
Manon Aubry